Comment grimper efficacement à vue ?

Je vois d’avance la tête de certains qui, au regard de cette question, s’en posent tout de suite une autre : « mais diable, pourquoi donc grimper à vue ? ». En effet, si l’on peut se permettre d’essayer certaines voies des jours durant (voir des semaines, mois, parfois même années pour les plus vaillants), cette question est légitime.

Pourtant, l’escalade à vue est la quintessence de votre rapport au caillou. Un essai, sinon rien. Enchainer une voie à vue est un test ultime par lequel vous pouvez prouver votre totale maîtrise du jeu de l’escalade et mettre à profit votre bagage technique et votre expérience. 

C’est pourquoi grimper à vue est la forme d’ascension la plus pure, forme qui demande de nombreuses qualités : physiques certes, techniques, stratégiques, mais aussi et surtout mentales. Il en est de votre capacité à lire, interpréter et réagir au défi imposé par le caillou. Pour une fois qu’il faut être intelligent et ne pas simplement forcer comme une mule…

Grimper à vue, c’est trouver sa propre chorégraphie à la partition donnée par le caillou

On pourrait imaginer le à vue comme l’improvisation en danse. L’importance est dans le geste, les mouvements sont adaptés en fonction du contexte, nouant des interactions réciproques.

Mais l’improvisation gestuelle constante et continue existe-t-elle vraiment ? N’est-ce pas plutôt souvent la reproduction d’une structure, ensemble de gestes et de mouvements en liens étroits avec l’expérience et le répertoire gestuel ? Oui, l’escalade à vue va mettre en jeu votre répertoire gestuel dans son intégrité. 

Un exercice d’observation

Dans un premier, observez la voie du sol et imaginez là comme une succession de sections séparées de repos. Déterminez où semblent être les sections difficiles et celles plus faciles. Décidez des endroits où vous allez devoir mettre du rythme, à l’inverse de celles où vous allez pouvoir vous relâcher. Établissez-en une carte mentale.

Cherchez des indices !

Du sol, que voyez-vous ? Cherchez à trouver le bon cheminement et à imaginer le style de la voie (section bloc au premier tiers avant un repos par exemple). Étudiez la voie comme un détective sur une scène de crimes : cherchez des indices et essayez de les interpréter ! Pouvez-vous déterminer des zones qui semblent plus faciles, d’autres qui ont l’air plus complexes ? Visualisez les éventuels cruxs, bacs, décontractions et repos. 

En grimpant et lors des repos (ou décontractions), cherchez à vous relâcher le plus possible et regardez devant vous. Déchiffrez. Imaginez. Mentalement, construisez-vous une représentation des mouvements à venir (aussi loin que possible), établissez un plan, et foncez jusqu’à la prochaine décontraction où vous allez probablement devoir répéter le même processus, et ainsi de suite jusqu’au relais.


Pour schématiser :

Observation → interprétation → prise de décision → mouvement

Parallèlement, regardez l’équipement. C’est bête, et pourtant. Dans certaines falaises, si les points d’assurage sont plus espacés, c’est que cette section en particulier sera de difficulté moindre. Dans d’autres, s’il n’y a pas de points, c’est que vous ne pouvez pas clipper en raison de la difficulté et que vous devez avancer. Se faire une idée du style d’équipement de chaque falaise (ou ouvreur) c’est aussi se mettre sur la piste de la stratégie optimale à utiliser…

Dernière astuce, sur ces prises tartinées de magnésie, prenez un instant et observez avec attention : quel type de préhension pouvez-vous voir ? Distinguez-vous une forme apparente ? La magnésie laisse des traces sur le caillou, y a-t-il un côté où les préhensions sont marquées par le pouce ? Si oui et que c’est le cas sur le bord gauche par exemple, vous avez probablement à faire à une main droite (attention, il peut arriver qu’essayer de grimper comme les autres soit la pire des idées…). Cette technique marche particulièrement bien pour les inversées et les verticales. 

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(bon, on s’éloigne fortement de l’éthique du à vue (pour l’anecdote certains forums anglais – les derniers garants de l’éthique, ou presque – ont largement questionné celui d’Adam Ondra dans Just Do It, en raison du nombre affolant de tickets de magnésie…), mais là n’est pas la question).

Une contrainte physiologique

Lors du à vue, votre corps va être mis à rude épreuve. Vous êtes dans l’expectative, en conséquence la prise de décision peut être longue. Vous allez serrer les prises plus longtemps que lors d’un essai dans une voie classique. Vous allez tenter de vous reposez tant bien que mal sur des prises moyennes (alors que le repos est probablement dans quelques mouvements, mais ça vous ne le savez pas). Bref, vous naviguez en plein brouillard…

C’est pourquoi augmenter son seuil aérobie est peut-être la première adaptation physiologique à travailler pour qui aspire à grimper à vue. En effet, la performance de votre métabolisme aérobie (propre à vos avant-bras) va déterminer votre capacité de récupération (entre mouvements et aux repos). 

Soyez efficace dans vos mouvements. Prenez des risques, c’est le jeu. Si vous êtes en mal d’inspiration et que vous devinez un prise qui semble positive, jetez ! Cherchez à grimper rapidement, en évitant de rester pendu sur les prises (sauf lors des repos, cela va de soi). Dès lors que vous utilisez 20% de votre force max pour tenir une préhension, vous commencez à réduire le flux sanguin dans vos avant-bras. Au-delà de 50%, ce flux est complètement occulté. Dites bonjour aux lactates, la daubante arrive…

Mettez du rythme !

Pour retarder au maximum l’arrivée de la fatigue, mettez du rythme ! Grimpez rapidement et avec précision dans les sections difficiles, et relâchez-vous au maximum dans les sections plus faciles où vous pouvez vous permettre de prendre votre temps.

Respirez profondément et si nécessaire, prenez de micro repos entre les mouvements (1 – 2 sec.). Vous pouvez vous reposer brièvement aux repos moyens (10 sec – 1min.) et vous attarder plus de 3 minutes aux bons repos. Ceci est théorique, rien ne remplacera votre expérience. Une prise positive pour certains peut être intenable pour d’autres…

Néanmoins pour ceux qui sont déjà en bonne forme physique, le challenge posé par la grimpe à vue sera surtout mental.

Et des limitations mentales

Le à vue laisse peu de place à l’indécision ou aux hésitations. Ne restez pas des secondes à chercher une solution, vous n’allez que faire augmenter votre daubante, ce qui va faire croître votre rythme cardiaque, votre nervosité et donc votre habilité à prendre une décision cohérente. Faites un choix et avancez, la rémission est au relais, pas devant vous à attendre que vous preniez une décision. Le à vue est un exercice d’action ! Ce qui explique peut-être pourquoi peu de gens apprécient son jeu…

En cas de doute, bougez !

Surveillez vos réactions, il est crucial de ne pas se laisser submerger par le stress. La situation s’y prête pourtant bien, vous errez en terre inconnue, et c’est inévitable, vous allez faire des erreurs. Vous allez imaginer une séquence, et vous retrouver deux mouvements plus loin complètement à l’envers. Pas de panique, ça arrive. Restez calme et cherchez à tout prix à vous remettre dans le droit chemin. Imaginez-vous une voiture qui glisse lors d’un hiver neigeux (je sais, d’ici peu parler de neige sera de la fiction, mais peu importe). La voiture s’emballe, vous perdez l’adhérence. Vous faites tout pour la remettre dans l’axe de la route. Et c’est normal. Vous n’êtes pas encore dans le fossé, et n’avez pas envie d’y échouer… 

Apprenez à vous calmer, à respirer profondément et à faire redescendre votre rythme cardiaque après chaque section difficile.

Faites-vous confiance et ne réfléchissez pas trop. Laissez vous porter par votre expérience et votre répertoire gestuel. Vous devez chercher coûte que coûte à rester dans le présent, à ne pas laisser votre esprit divaguer ou s’inquiéter. Une section plus difficile ? Avancez !

Ne soyez pas dans l’expectative de « ce qui peut arriver si » (si la prise suivante n’est pas bonne, si le repos n’en est pas un, si le clippage semble difficile etc.).

Observez vos émotions faire surface, sans chercher à les gommer, mais ne vous laissez pas influencer par celles-ci.

Ne vous faites pas prendre dans la corde, vous n’avez qu’un seul et unique essai, autant TOUT donner. En essayant à vue et en cas d’hésitation, vous devez aller jusqu’à la chute ! Même s’il faut envoyer ce mouvement complètement désespéré qui vous fera peut-être tenir le bac final ! Si ce n’est pas objectivement dangereux, sautez des dégaines si nécessaire ! (ok, celui-là s’adresse à celles et ceux qui ont vraiment envie de se battre, mais en même temps, si vous voulez clipper régulièrement des relais, il va falloir apprendre à se battre…).

Considérez avant tout le à vue comme un jeu

Par essence, grimper à vue ne vous laisse qu’une chance. Pour beaucoup, la peur de l’échec est un frein qui les empêche d’essayer. Dans un projet, le niveau de stress va être croissant, généralement en corrélation avec le nombre d’essais. Plus vous essayez, plus la pression devient pesante et difficile à gérer. À l’inverse lors du à vue, le stress est conséquent avant le premier essai, puis s’effondre complètement en cas d’échec.

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Une bonne astuce pour mieux gérer ce stress est de considérer le à vue comme un jeu. Il est nécessaire de différencier l’enjeu du résultat. Alors certes, il y a la mentalité du compétiteur qui veut à tout prix gagner. Il n’empêche, quand vous vous faites une pétanque à l’apéro, vous voulez jouer et vous amuser, ou juste gagner ? 

En escalade, l’approche doit être similaire, le à vue est un jeu, peu importe de réussir ou non, l’essentiel est de jouer. Ce n’est pas réussir qui est amusant. Le plaisir vient du fait d’essayer, indépendamment du résultat. Ce qui ne vous empêche pas de prendre le jeu au sérieux et de vous donner les moyens de réussir…

Soyez efficaces, et créatifs ! 

En résumé, un à vue réussi va faire entrer en jeu votre capacité à interpréter le rocher, à vous y conformer et à utiliser vos capacités gestuelles d’une manière adaptée. Vous allez devoir gérer certains imprévus et devoir parfois vous ré-ajuster. En cas de doute, n’hésitez pas à désescalader si cela vous permet de vous retrouver dans une position plus confortable. Lors des repos, prenez soin de vérifier que vous avez encore assez de dégaines sur chacun de vos porte-matériel (à droite comme à gauche) pour vous éviter clippages scabreux et autres déconvenues.

Enfin n’hésitez pas à être créatifs. Suivant votre expérience, il se peut que votre corps (et votre inconscient) sache mieux grimper que vous ne l’imaginez. Ayez confiance en vos capacités, vous savez grimper !