La peur de la réussite

Vous connaissez la voie par cœur. Vos méthodes sont sûres, fiables, et ajustées. Votre rythme est réfléchi, vous avancez dans les cruxs, vous vous relâchez dans les sections plus faciles, vous vous détendez au repos. 

Et pourtant, le nez sous la chaîne, alors que c’est fini (ou presque), vous vous écroulez


Autre cas d’école : vous évoluez à vue dans une voie. Vous grimpez sans trop réfléchir, vous êtes dans le flow, vous vous approchez du haut de la voie de manière assurée. Il vous reste une dégaine à clipper avant le relais. 

Vous êtes à un repos correct. Vous réalisez subitement que si vous enchaînez, cela serait votre premier 7a à vue. La suite des réjouissances semble facile. On dirait que les difficultés sont derrière vous. Vous êtes bien. Un peu stressé, vous repartez du relais avant de vous voir zipper lamentablement dans un mouvement bidon

Si cela ne vous est jamais arrivé, il y a de fortes chances que vous ayez déjà été témoin de scènes similaires.

zippera, zippera pas ?

Une attitude de protection de sa performance ?

À la différence de la peur de l’échec, la peur de la réussite est une crainte complexe qui ne s’appuie pas directement sur une attitude négative. 

En effet, votre appréhension n’est pas liée à l’échec ou à ses conséquences (votre propre colère, une certaine forme de culpabilité, des regrets et bien d’autres formes d’attitudes contre-productives).

Elle découle plutôt d’une attitude protectrice envers la performance que vous avez fourni. Comme un enfant qui aurait peur qu’on lui enlève son nouveau jouet, le manque de confiance en soi se manifeste par une peur du changement.

La peur de la réussite est donc la peur d’être dépossédé de ce qui vous est dû

(mon précieeeeuuux…)

Ce réflexe de protection de votre performance aura des conséquences désastreuses. Il va vous faire décrocher mentalement : plus vous approchez du relais (et donc de la réussite), plus vous allez psychologiquement vous éloigner du processus d’escalade à proprement parler, et commencer à entrevoir les conséquences de la réussite

On observe souvent ce type d’attitude dans les voies sportives où l’investissement psychologique et temporel a été important (ce projet dans lequel vous tapez des essais depuis plus de deux ans, et que vous auriez déjà du enchaîner dix fois) où lorsque vous êtes à l’aune d’un progrès qui vous est cher (votre premier 6b, 7a, 8a etc.). 

Dans le cas d’une voie qui tourne au « chantier », vous êtes impatient de réussir. Inconsciemment, votre esprit a changé de camp, il s’égare : vous allez enfin pouvoir changer de falaise et de voie, délaisser ce projet dont l’enchaînement tourne au cauchemar et que vous détestez désormais plus que vous n’en appréciez la gestuelle. En finir avec cette pression pesante de la réussite qui ne fait que croître au fur et à mesure des essais. 

Ce n’est plus grimper qui vous intéresse, mais simplement en finir avec cette voie.

L’ego reprend le dessus ?

Nous l’avons vu, plus vous approchez de la chaîne, plus votre concentration va peu à peu se porter sur les conséquences de la réussite (plutôt que de rester fixée sur l’escalade). C’est votre désir d’en finir qui devient un obstacle à votre réussite.

Votre attention se porte donc sur la peur qu’on vous enlève un succès que vous ne possédez pas encore.

En conséquence les implications d’une réussite potentielle vont devenir trop difficiles à gérer. Votre ego va vous chuchoter à l’oreille de ne pas vous la coller le nez sous le relais. 

La crainte de ne pas réussir se mue en un stress incontrôlable, votre respiration se bloque, votre concentration s’envole…

On en revient à un processus similaire à celui de la peur de l’échec : vous devez différencier l’enjeu du résultat. Il est nécessaire d’apprendre à aimer l’escalade comme un chemin, non comme un but. Échecs et réussites ne sont que des constructions de votre ego…

«  Le coup parfait ne se produit pas au moment opportun parce que vous ne vous détachez pas de vous même. Vous ne tendez pas vos forces vers l’accomplissement, mais vous anticipez votre échec »

Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc – E. Herrigel