Interview : Sébastien Berthe

photo : Damien Largeron

Sébastien Berthe est un grimpeur belge plutôt discret. Jeune prodige du plat pays puis fort compétiteur (plusieurs fois champion de Belgique), il est entré l’année dernière dans le club très fermé des ascensionnistes du Nose en libre (ni plus ni moins qu’en un push de 8 jours, du sol).

Puis vient 2020, où le jeune homme se permet, en un été, de faire Bellavista dans la journée (8b+, 450m, Tre Cime di Lavaredo), Carnet d’adresse (8b/+, 250m, Rocher du Midi), La Voie Petit (8b, Grand Capucin, à la journée), avant de flasher Headless Children (8b, 250m, aux Rätikon), de grimper à la journée en face nord de l’Eiger la voie Odyssée (8a+, 1400m).

Enfin, il réalise le même été la fameuse « Alpine Trilogy » (en compagnie de Nico Favresse et en réalisant les liaisons à vélo…), une combinaison des trois grandes-voies les plus dures des Alpes, chacune établie en 1994 par trois légendes (Beat Kammerlander, Alex Huber et Stefan Glowacz) :

Silbergeier (8b+, 250m, que Séb fera à la journée, Rätikon, Alpes Suisses) ;

End of Silence 8b+, 350m (à la journée également), Berchtesgaden, Allemagne ;

Des Kaisers Neue Kleider 8b+, Wilder Kaiser, Autriche à la journée encore et toujours…).

Et puisqu’on vous dit que le garçon est doué, il s’exprime aussi très bien en couenne avec Speed Intégral 9a à Voralpsee et Mister Hyde 8c+ à Céüse… Plus récemment, il s’est offert son premier 9a+ avec Supercrackinette à Saint Léger.

Autrement dit, dire que le mec a la classe est un euphémisme (surtout si vous aimez les lycras roses)…

photo : Damien Largeron

– Après cette longue et pompeuse présentation, venons-en au fait, Sébastien Berthe, qui es-tu réellement ?

Réellement ? Mmh j’avoue que j’aimerais le savoir aussi 😅.

Ce que je peux au moins te dire, c’est que je suis un vrai passionné, j’aime l’escalade depuis longtemps (j’ai commencé à l’âge de 7 ans) et sous toutes ses formes ! La diversité et les multitudes de possibilités qu’on y retrouve en font pour moi un sport unique. J’aime y explorer mes limites et les repousser. 

Je me définirais comme un éternel optimiste (ce qui reste ma meilleure arme en tant que grimpeur d’ailleurs) : j’aime la vie sous toutes ses formes, la liberté, les voyages, les nouvelles choses, faire la fête, etc.

Pour le moment, j’ai aussi envie d’y donner un sens.

Dans Carnet d’adresse 8b/+ au Rocher du Midi (photo : Damien Largeron)

– Petit retour sur cet été de croix, où la liste de tes réalisations est pour le moins impressionnante. T’es-tu préparé spécifiquement pour ces grandes voies, et si oui, comment ?

Ces grandes voies étaient bien l’objectif principal de mon année, mais je ne dirais pas que je me suis entraîné spécifiquement pour. Les efforts longs et d’endurance sont naturellement assez faciles pour moi. J’suis tombé dedans quand j’étais petit comme dirait l’autre 😂. Je n’ai donc pas trop besoin de m’entraîner pour y être performant, quelques footings et grosses séances de voies en falaise suffisent pour me maintenir. Par contre je suis une brêle pour les efforts courts et intenses, et je sais qu’en m’entrainant en force max, je progresse dans toute mon escalade. C’est donc ce que j’ai mis en place : des séances de muscu, de force max des doigts, ainsi que du travail de voies extrêmes (pour la plupart au-dessus de mon niveau). 

Ensuite il m’a simplement suffit d’aborder les efforts plus longs et grandes voies de manière progressive : commencer par un séjour à Céüse avec ses voies techniques/rési/à doigts, et sa redoutable marche d’approche, enchaîner avec des séjours d’acclimatation à Chamonix et dans les Tre Cime, et BIM j’étais prêt pour une escapade d’un mois à vélo, allant de grande voie dure en grande voie dure. 

– Comment envisages-tu ta préparation pour ces « grandes entreprises » (rappelons quand même ici les 1400m d’Odyssée à l’Eiger), et en quoi cela diffère-t’il que lorsque tu te prépares pour la couenne, ou le circuit de compétitions ?

Comme je le dis ci-dessus, ma préparation pour une voie dure en couenne est à peu près la même que celle pour ces « grandes entreprises ». 

Par contre j’aime bien savoir dans quoi je m’embarque et j’essaye de préparer un max la stratégie: je prends un max d’infos sur la voie, les longueurs, l’approche, les passages difficiles, les condis, les heures de jours, que prendre à manger et à boire… Tous ces paramètres sont pour moi particulièrement déterminants à la performance en grande voie et je crois être un relativement bon stratège. Je sais aussi que pour venir à bout de ce genre d’entreprise, il faut une motivation sans bornes : la veille et le matin de la voie, j’aime me motiver à travers différentes méthodes de préparations mentales (dialogue interne, imagerie,…), je me mets en mode guerrier et dans ce cas-là, c’est pas évident de me faire renoncer 😅

Un autre élément essentiel à mes yeux pour ces longues journées : la nourriture. Je n’aime pas avoir faim pendant ces journées, autant dire que je n’hésite pas à me resservir d’une plâtrée de pâtes la veille du jour J. On peut dire que j’aborde ces journées comme j’abordais les courses quand je faisais de la course à pied il y a quelques années.

Sébastien au Tre Cime (photo : coll. S. Berthe)

« Un autre élément essentiel à mes yeux pour ces longues journées : la nourriture. Je n’aime pas avoir faim pendant ces journées, autant dire que je n’hésite pas à me resservir d’une plâtrée de pâtes la veille du jour J »

– Est-ce que tu as continué de t’entrainer entre / en parallèle des différents projets de l’été, et si oui, comment ?

Oui j’essaye ! Quand je suis en falaise ou en séjour grande voies, j’aime bien caler des séances de suspensions, de force max, de muscu, de renforcement par-ci par-là. Je sais en effet que si je ne le fais pas, je peux vite me ramollir et perdre en influx nerveux. 

En falaise de type couenne par exemple, je fais des courtes séances de muscu/TRX toutes les veilles de jour de repos. Il m’arrive aussi de remplacer des journées en falaise par des doubles séances de poutre, histoire de préserver la peau.

Cet été pendant les grandes voies, j’ai aussi essayé de caler un maximum de journées de couennes dans des voies les plus intenses et dures possible. 

Pourtant, le problème réside souvent dans la gestion de la fatigue et de la peau et malgré mes envies d’en faire davantage, l’idéal reste souvent le repos. Bien que j’ai du mal à me reposer, à accepter que c’est ce qu’il faut faire, je ne regrette jamais des périodes de 3 jours de repos complet.

« Le problème réside souvent dans la gestion de la fatigue et de la peau et malgré mes envies d’en faire davantage, l’idéal reste souvent le repos »

– Quelle est ton approche de l’entrainement, beaucoup de volume à faible intensité ? Des blocs durs, mais en quantité limitée ? Un savant mélange des deux ?

De manière générale, j’accuse assez bien les gros volumes d’entraînement. Par contre, je mets un point d’honneur à garder une grosse intensité ! Je préfère mettre un grand nombre de séances courtes et très intenses plutôt que des loooongues séances à faible intensité. J’ai la chance de bien récupérer entre les séances !

– Du coup, Sébastien Berthe, planificateur hors-normes, pur produit de compétition qui vieillit bien ou grimpeur particulièrement doué (ou les trois) ? 

Ahah je dirais un petit mélange des trois même si aucun des trois n’est complètement correct. Grimpeur doué ? Certainement si on considère, comme le dit Jacques Brel, que le talent c’est de la sueur, de l’envie de faire quelque chose. Malheureusement, je ne me sens pas forcément plus doué qu’un autre, je ne tiens pas très bien les prises, je ne suis pas très explosif,… Par contre je me sens souvent plus motivé qu’un autre ! Je sais planifier, mais j’aime planifier à la dernière minute, en d’autres termes : improviser 😂 Compétiteur ? C’est sûr ! Mais j’ai surtout toujours fait de la falaise et toujours adoré ça !

photo : John Janssens

– On rappellera tout de même que tu as fait ton 1er 8a à 13 ans, 8a à vue à 14 ans, 8b à 15 ans, 8b+ à 16 ans, et 8c à 18 ans. Voyons, si tu as 27 ans, tu ne progresses plus tant que ça, si ? 

Mmh en effet, on dirait que j’ai eu une période sans… aie aie merci de me mettre face à cette évidence 😂

Plus sérieusement, j’ai fait des études en Education physique (un master, l’équivalent de STAPS) et j’avoue avoir quelque peu freiné ma pratique de la grimpe pendant cette période. C’est aussi une époque durant laquelle j’ai fait d’autres sports de façon assez intense : triathlon, course à pied etc., et c’est vrai que la progression pendant ces années-là était particulièrement lente, mais toujours bien présente. J’ai vraiment l’impression de toujours progresser et particulièrement ces dernières années durant lesquelles je me suis investi davantage dans la grimpe. Ce qui est génial, c’est que tous les six mois j’ai l’impression d’être plus fort que six mois plus tôt, de toujours apprendre quelque chose. Si ce n’est pas physiquement, c’est tactiquement ou techniquement que je progresse et inversement. En escalade, on a tellement de détails et de choses à améliorer, que je crois que ma progression est loin de s’arrêter et ça, c’est la bonne nouvelle.

photo : John Janssens

– Penses-tu qu’avoir commencé à grimper jeune est un atout (mental, physique, technique ou tactique) ?

C’est sûr ! Je dirais surtout techniquement ! La tactique, j’ai surtout l’impression de l’avoir développée ces dernières années. Avoir démarré tôt m’aide aussi je crois à ne jamais me blesser malgré la charge physique que j’impose à mon corps (j’ai passé ma jeunesse à habituer mes structures tendineuses, musculaires et articulaires à résister aux tensions que ce sport leur impose).

Je pense qu’avoir démarré tôt est enfin un bel atout pour la gestion de la peur et du risque, élément essentiel pour les grandes voies !

– Tu as également fais 8B bloc, non ? Tu es donc un monstre de polyvalence, comment expliques-tu cela ?

Ahah un monstre, j’dirais pas, mais merci du compliment 😂Pour moi la réponse rejoint celles aux premières questions. Pour être fort en grande voie, je sais que je dois pousser mes limites en bloc et en escalade sportive, et c’est ce que j’essaye de faire la plupart de mon temps.

– Avec ton recul, et en imaginant que tu découvrirais l’escalade à vingt ans, comment  approcherais-tu ta progression ? À fond sur le pan Gullich, 5X/semaine, au bout de 6 mois de grimpe, c’est ça ?

Je crois que si je découvrais l’escalade à 20 ans, l’idéal serait pour moi de grimper un maximum dans le plus de situations différentes possibles. Grimper, grimper et grimper en variant le plus possible le type de mouvements, de structures, de prises… Bon j’ajouterais aussi des courtes séances de force max (en espérant pas me blesser).

Dans la voie Carnet d’adresse 8b/+ au Rocher du Midi (photo : Damien Largeron)

« Je crois que si je découvrais l’escalade à 20 ans, l’idéal serait pour moi de grimper un maximum dans le plus de situations différentes possibles »

– Parallèlement, tu as derrière toi un passé d’athlète (champion de Belgique du semi-marathon, entre-autres), penses-tu que cela soit un atout dans ta vie de grimpeur ?

Oui d’une certaine façon, surtout pour les grandes voies et les couennes de résistance et d’endurance. Mais c’est aussi sans doute une épine dans le pied de ma progression quand il s’agit de prendre de la force max : mon métabolisme ne semble pas fait pour ça. 

– De ce fait, tu fais partie de ceux qui pensent que courir aide à mieux grimper ?

Non pas forcément. Je pense que ça aide pour mieux récupérer et pour certains objectifs assez spécifiques comme ce que j’ai fait cet été, mais je ne crois pas que ça aide vraiment pour être un fort grimpeur. 

Ça peut quand-même être utile dans différentes situations : gestion du poids, de la respiration etc. Il y des choses à gagner dans la course à pied, c’est sûr. 

Ce que je pense par contre, c’est qu’on ne peut pas vraiment être un bon sportif complet sans savoir courir 10 km sans s’arrêter. 

« Ce que je pense par contre, c’est qu’on ne peut pas vraiment être un sportif complet sans savoir courir 10 km sans s’arrêter »

– Lors de la Trilogie Alpine de cet été, toi et Nico Favresse avez fait les liaisons en vélo. Benoit Poelvoorde disait dans Le Vélo de Ghislain Lambert : « La force, le courage, la volonté, ça c’est le vélo ! ». Et toi, qu’est-ce que le vélo t’as apporté dans ce trip ? Tu crois que c’est le vélo qui t’as permis de faire ta première traction à un bras ?

Oh non, je peux t’assurer que je ne dois pas ma première traction à un bras au vélo… Loin de là malheureusement ! Par contre c’est sûr que ça forge la volonté, la patience, le courage. Il en faut de l’abnégation pour remonter sur sa selle, les mollets et fesses endoloris après un mois à pousser sur les pédales ! Puis le vélo permet de prendre la juste mesure du temps, des distances et des choses. Cela donne de la valeur à tout : les pauses midi, les bonnes douches après une semaine de rivière froide, les rencontres… Rien de tel pour profiter d’une falaise que de la voir arriver à petit pas…

– Par conséquent, penses-tu que si tu dis que d’aller grimper à vélo permet d’être plus fort, les grimpeurs vont arrêter d’aller en avion à Kalymnos pour 5 jours ?

Je pense que ce serait en effet la moindre et la meilleure des choses d’arrêter de prendre des avions low cost pour quelques jours à Kalymnos ou El Chorro ! Est-ce que les grimpeurs vont arrêter ? Je ne crois pas, et qui suis-je pour juger ? Par contre je pense quand-même que la tendance va vers moins d’avion et une redécouverte des lieux de paradis proches de la maison (mmh, merci COVID?).

– De ton côté, fini les voyages au Yosemite en avion et les expés bien carbonées au bout du monde ?

En effet, j’ai décidé de limiter un maximum mes émissions de gaz à effet de serre. On ne peut plus se permettre en 2020, pour nos simples désirs d’aventure, de faire 4 fois le tour du monde en avion sur l’année, et aller consommer des parois toujours plus éloignées. Il nous faut agir de façon responsable et cela implique de se creuser un peu les méninges pour se lancer dans des expés dignes de ce nom. Je suis convaincu qu’avec un peu de créativité et de bonnes (et non moins fortes) bières belges, on peut se trouver des expéditions avec tous les ingrédients d’une belle aventure tout en ayant de faibles impacts environnementaux !

Par contre pourquoi pas aller au bout du monde de façon aventureuse et respectueuse de l’environnement pour grimper les plus les plus belles parois aux quatre coins de la planète ? La recette pour cela est simple : être créatif et oser ! 

photo : John Janssens

« Être ambitieux, c’est la clé. Rêver grand et croire en ses rêves »

– Revenons à l’escalade, as-tu un conseil à laisser aux grimpeurs qui chercheraient à progresser ? Aux débutants, aux grimpeurs de 7, de 8 ?

Ca peut sembler un conseil quelque peu bateau mais je crois qu’être ambitieux, c’est la clé. Rêver grand et croire en ses rêves. Au pire tu te retrouveras à réaliser des choses un peu moins grandes que tes rêves, mais ça restera grand !

Je conseillerais aussi d’entretenir sa motivation : faire des choses qui plaisent, qui excitent, qui motivent. Casser les routines, amener du jeu, de l’amusement…

– De ton côté, des projets pour la suite (pas forcément uniquement en escalade) ?

J’ai beaucoup de projets en tête et j’avoue que la plupart (si pas tous ? hum) sont liés de près ou de loin à l’escalade. Pour ne parler que du prochain en date, je vais maintenant prendre un mois pour m’entrainer à fond en Belgique, et ensuite aller travailler une voie sportive à ma limite. Je pense que c’est la parfaite préparation pour mes multiples objectifs de grandes voies que j’ai l’été prochain.

– Dernière question, comment expliques-tu cet engouement des grimpeurs belges pour le lycra et les chemises à fleurs ?

L’humour, l’autodérision et par conséquent le ridicule sont, en plus d’une grosse frite, les meilleurs armes des belges. Il semble dès lors logique d’utiliser ces armes dans notre pratique de l’escalade 😉

Du style bébé ! (photo : Damien Largeron)

Merci Sébastien, à Damien Largeron et John Janssens pour leurs photos, et un mot sur ses sponsors : Patagonia, Scarpa, Petzl, Lecomte Alpirando, RhinoskinEscal’pades.
Interview réalisée en décembre 2020.